Médecins militaires et missionnaires

La réserve : Terre de Missionnaires…

 Si le livre traite principalement de la spiritualité navajo dite traditionnelle, celle que les institutions tribales s’efforcent de protéger, plusieurs corpus de croyances et rituels sont présents dans la réserve navajo. La réserve est située au carrefour de différentes traditions spirituelles. Lieu d’échanges commerciaux et culturels, elle a été le théâtre de nombreux peuplements et affrontements entre ses habitants successifs.

L’époque espagnole.

L’époque espagnole s’étire de 1540 à 1821. Les expéditions de Francisco Vasquez de Coronado vers 1540 et la conquête du Nouveau-Mexique et d’Arizona (Nueva Vizcaya) en 1598 fournissent des opportunités de rencontre entre les bandes de Navajo, mobiles, et les missionnaires, soldats ou colons espagnols.

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Une première mission est créée à Santa Clara en 1627 mais elle fermera ses portes car les Navajo sont loin d’être séduits par le charisme ou la doctrine des missionnaires.

Si d’autres missions sont fondées (Cebolleta et Encina) en octobre 1749, la christianisation des Navajo n’est pas chose aisée et les missionnaires sont chassés en mars 1750. Un mois après, des audiences révèlent les raisons de l’hostilité des Navajo à l’encontre des missionnaires:

  • ils ne voulaient pas se sédentariser et s’installer dans des Pueblo.

  • ils avaient été « élevés comme des cerfs » et ne pouvaient résider en un seul lieu.

  • ils étaient adultes et donc ne pouvaient être baptisés comme leurs enfants.

  • ils ne recevaient plus de présents de la part des missionnaires. (Reeve, The Navaho-Spanish Peace, New Mexico Historical Review. 34: 9-40)

Cependant, environ 400 ou 500 Navajo s’installèrent près de Cebolleta et y demeurèrent après le départ des missionnaires espagnols. Leurs descendants, surnommés les « Enemy Navajo » ou Dinehanai (Locke, 1986:183), constituèrent le premier groupe de Navajo christianisés.

La période mexicaine (1821-1846)

Les Navajo furent soumis à d’intenses raids de la part des Mexicains. Après avoir été faits prisonniers, la plupart devaient se convertir s’ils souhaitaient garder la vie sauve. Avec le Traité de Guadalupe Hidalgo en 1846, le Mexique cède aux Etats-Unis le territoire qui aujourd’hui correspond au Nouveau-Mexique et à l’Arizona.

De 1846 à Aujourd’hui… Missionnaires protestants…

1864 marque la fin des affrontements entre les Navajo et l’armée américaine défendant les intérêts des colons blancs. Au terme d’une déportation et d’une longue marche similaire au Trail of Tears des Cherokees, les Navajo sont confinés à Bosque Redondo / Fort Sumner. Là-bas, les Navajo sont à nouveau exposés à la doctrine catholique car Jean-Baptiste Lamy, premier archevêque de Santa Fe (né dans le Puy de Dôme) y envoie le Père Michael Fleurant.

La vie de Jean-Baptiste Lamy a servi d’inspiration à la romancière Willa Cather qui publie en 1927 Death Comes For The Archbishop, récit qui revient sur les difficultés rencontrées par deux prêtres français, un peu naïfs, confrontés à l’envie et l’avarice d’un clergé espagnol-mexicain résolu à ne pas perdre la moindre once de leur pouvoir face à ces nouveaux arrivants.

Jean-BaptisteLamy

Jean-Baptiste Lamy

Mais, l’expérience de Fort Sumner sera l’occasion pour d’autres missionnaires de se lancer dans l’évangélisation des Navajo. En 1868, les Navajo sont autorisés à retourner sur leurs terres ancestrales: 3,5 milllions d’acres leur sont octroyés, ce qui, contrairement à d’autres tribus leur permet de conserver une attache spirituelle avec leur terre.

Sous la présidence d’Ulysses S. Grant (1869-1877), la réserve navajo est placée sous le patronat de la Presbyterian Church. Des missionnaires chrétiens de différentes dénominations sont envoyés dans la réserve.

Les premiers Navajo à se convertir à l’Eglise des Saints des Derniers Jours (l’Eglise mormonne) sont baptisés en 1875. (Bailey et Bailey, A History of the Navajos: The Reservation Years. Santa Fe: School of American Research Press.)

La Christian Reformed Church s’installe à Crownpoint en 1898. Les épiscopaliens ouvrent l’hôpital Good Shepherd de Fort Defiance en 1897. Vous pouvez consulter leur site: http://goodshepherdmission.org/ L’hôpital, spécialisé dans le traitement des trachomes, n’existe plus aujourd’hui et les locaux de l’ancienne structure de soin sont utilisés par les fidèles et les religieux.

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Des médecins opposés aux traditions navajo

Les premiers docteurs à s’installer dans la réserve navajo sont des militaires ou des missionnaires qui offrent leurs services à la population dans l’intention de mener à bien leurs activités d’évangélisation et d’assimilation.

Confrontés aux coutumes religieuses des Navajo qui font obstacle à leur assimilation, les missionnaires-médecins s’en prennent avec véhémence aux hommes-médecine qu’ils qualifient de charlatans ou de suppôts de Satan. Ils tiennent les hataali pour responsables de l’échec du prosélytisme chrétien mais également de la mort de plusieurs patients qui ont refusé de se rendre à l’hôpital après avoir consulté un praticien traditionnel ou sont décédés à la suite de complications dues à un traitement navajo.

Jusque dans les années 1950, les responsables du Bureau of Indian Affairs et les médecins de l’Indian Service partageaient l’opinion des praticiens missionnaires et des militaires: il fallait éradiquer les rituels de guérison navajo et diminuer l’influence des medicine-men.

A Fort Sumner, lors de leur internement forcé, les Navajo tentent d’organiser des cérémonies de guérison.

Courtesy of the State Records Center and Archives. Frank McNitt Papers, Serial #5514; photo #5702. "Navajos under guard at Fort Sumner," ca. 1864. U.S. Army Signal Corps Photo in the National Archives.

Courtesy of the State Records Center and Archives. Frank McNitt Papers, Serial #5514; photo #5702. « Navajos under guard at Fort Sumner, » ca. 1864. U.S. Army Signal Corps Photo in the National Archives.

Guerriers navajo emprisonnés à Fort Sumner, New Mexico, 1864-1868. Photograph courtesy National Archives.

Guerriers navajo emprisonnés à Fort Sumner, New Mexico, 1864-1868. Photograph courtesy National Archives.

Le général Crocker ne supportait pas de voir les Indiens internés à Bosque Redondo quérir les services de leurs praticiens traditionnels (« les sorciers » disait-il)

« Ces docteurs indiens appartiennent à la pire espèce de charlatans, ils ruinent des familles entières monnayant leurs services à des prix exorbitants…Les parents des malades se dessaisissent même de leurs vêtements pour payer deux jours de traitement à ces menteurs. »

Général Crocker

Général Crocker

 

Tous les militaires présents à Fort Sumner ne partageaient pas l’opinion du Général Crocker. Le Capitaine Bristol, superintendant du fort entre 1864 et 1865, reconnut l’habilité des médecins navajo à soulager les maux des patients atteints de syphilis ou d’autres maladies vénériennes.  Si son témoignage atteste de la valeur thérapeutique de l’herboristerie navajo, il n’en demeure pas moins très caricatural et montre que les militaires ou médecins missionnaires ne se souciaient pas de comprendre la complexité des rituels observés:

« Pour la plupart des maladies communes, ils utilisent des plumes, des pierres, des sorts, des racines, des feuilles, des sabots d’antilope, des billets placés sur des crânes…Parfois, ils se peinturlurent le visage avec de la cendre de bois. Ils utilisent aussi des loges de sudation au toit recouvert d’herbe et de terre ou ils creusent des excavations dans la terre qu’ils ont préalablement emplies de pierres brulantes. »

  • En 1906, le superintendant Samuel B.Daire de la Navajo Agency exprima son désir d’interdire les cérémonies dans la réserve. Un Navajo s’était suicidé près de Ramah au Nouveau-Mexique. Après avoir discuté avec un medicine man, il pensait être sous l’emprise d’un grand sorcier. Le 2 novembre 1906, Samuel B. Daire écrivit à Master Brothers, trader:

« J’ai hâte d’arrêter cet homme-médecine car je crois qu’il est à l’origine des troubles qui menacent l’ordre de votre secteur. »

  • Dans les esprits des militaires, le souvenir de la purge des mauvais sorciers entreprise par le chef navajo Manuelito en 1878 ne pouvait redorer le blason des praticiens traditionnels. A la suite de différents qui demeurent peu clairs et controversés, 20 hataali furent assassinés par les responsables politiques émergents de la tribu.
Chef Manuelito

Chef Manuelito, Smithsonian Institute, Anthropological Archives.

Le général Sherman affirmait:

« Les Navajo sont pleins de préjugés et de superstitions. Ils croient en l’existence d’une bonne et mauvaise médecine. Ils craignent la sorcellerie et les mauvais sorts, et ont assassiné, il y a peu, certains de leurs mauvais médecins. »

Les médecins de l’Indian Service rédigeaient des rapports indiquant que les habitations traditionnelles contribuaient à la propagation des épidémies. Ils dénonçaient le manque d’hygiène des Navajo. Des hogan habités par des familles touchées par la variole étaient incendiés. La photographie ci-dessous montre l’incendie d’une habitation traditionnelle où résidait une victime de la variole. La photographie a été prise entre 1890 et 1910, près d’Indian Wells, en Arizona.

Hogan contaminé par la petite variole. Collections of the National Archives and Records Administration.

Hogan contaminé par la petite variole. Collections of the National Archives and Records Administration.

Les missionnaires envoyés dans la réserve après l’internement à Bosque Redondo décident de recourir à une autre stratégie que la force. Les Navajo ont pu, grâce au traité de 1868, retourner sur une partie de leurs terres. Ils vivent disséminés sur des milliers de kilomètres, résidant dans des campements n’accueillant que deux ou trois familles. Il semble urgent d’établir une relation de confiance avec les malades avant de chercher à les convaincre de venir se faire soigner dans les petites cliniques ouvertes par les différentes communautés missionnaires. Les infirmières et matrones évangélistes sont mises à contribution: dans une société matriarcale, des femmes se feront mieux acceptées.

L’évêque Kendrick de l’Eglise Presbytérienne souhaite ouvrir un hôpital qu’il appellera « The Good Shepherd » à Fort Defiance. Il écrit à une de ses protégées:

« Construire l’hôpital n’est pas suffisant, il faut y attirer des patients. Les medicine-men jouissent d’une grande influence auprès des Navajo. Ils manifesteront leur opposition à notre projet et nous nous efforceront de les combattre. Mademoiselle Thackara doit pouvoir se déplacer librement dans la réserve. Elle doit aller à la rencontre des Indiens et gagner leur confiance. Les patients ne se presseront pas immédiatement à l’hôpital. Mademoiselle Thackara a conscience de la dimension spirituelle de la tâche qui lui est confiée. Le chemin est devant nous (…) Le lieutenant Plummer a été saisi du dossier. »

Mary E. Raymond et Mary Eldridge sont, elles, mandatées dans la réserve pour représenter l’Eglise Méthodiste Episcopale.

Mary Eldridge

Mary Eldridge, Courtesy « Farmington Museum » et Princeton University Library, Navajo Mission Collection, ca. 1895-ca. 1908.

Mary E. Raymond (épouse Whyte) écrivait:

« Aujourd’hui, nous sommes allées rendre visite à un petit garçon très malade, son père était venu nous chercher. Il avait apporté un cheval pour nous. Nous avons passé plusieurs heures à lui administrer des médicaments et des soins. Hier, dimanche, j’y suis retournée (…) La distance qui sépare nos deux habitations est de 12 miles. »

Mary E. Raymond,  http://anglicanhistory.org/indigenous/jenkins_navajo1956/

Mary E. Raymond, http://anglicanhistory.org/indigenous/jenkins_navajo1956/

Même si les missionnaires femmes se démenaient pour sauver des vies navajo, l’objectif principal de ce dévouement était l’évangélisation des habitants de la réserve. Elles ne cachaient pas leur mépris pour les hataali:

« Avec le temps, les Navajo comprendront par expérience que nos remèdes sont plus efficaces que leurs chants, leurs hochets et leurs plumes…et nous n’exigeons pas un cheval en paiement pour services rendus. »

Dans les années 1930, la science occidentale se révélant plus efficace pour combattre les épidémies de tuberculose ou de trachome que les rituels navajo, les habitants de la réserve sont de plus en plus nombreux à se tourner vers les médecins blancs. Ces derniers, pourtant, sont toujours persuadés de la nécessité d’annihiler toute croyance religieuse navajo pour améliorer la qualité de la relation patient-soignant. De plus, il faut à tout prix évangéliser les Navajo car, débarrassés de leurs superstitions, incrédules quant aux pouvoirs des hataali, ils représentent une proie facile pour le démon.

J.D Mulder, médecin de l’Eglise Réformée, officiant à Rehoboth, affirmait:

« Les malades navajo sont pour la plupart d’entre eux soignés par leurs hommes-médecine (…) leur crédulité et leurs craintes maintiennent ces personnes dans les ténèbres (…) Satan est prêt à bondir sur les païens qui émergent de la superstition, deviennent agnostiques et sombrent dans le doute. »

D’autres médecins, plus subtiles,  tels le docteur Clarence Salsbury, tenteront d’amadouer ou de manipuler les medicine-men en s’appropriant leur renommée pour promouvoir leurs hôpitaux. Salsbury distribuera une photographie de différents hataali venus se faire soigner à l’hôpital de Ganado aux habitants des environs.

Photographie extraite de The Salsbury Story, The University of Arizona Press, 1969.

Photographie extraite de The Salsbury Story, The University of Arizona Press, 1969.

Il instrumentalisera également la renommée du hataali Red Point pour accroître la popularité de son école d’infirmière. Ainsi, on peut distinguer Red Point en arrière plan des deux premières diplômées.

Photographie extraite de The Salsbury Story, The University of Arizona Press, 1969.

Photographie extraite de The Salsbury Story, The University of Arizona Press, 1969.

Sidney J. Tillim, rédigea un article destiné à la National Society for the Prevention of Blindness, il y incorpora la description d’une scène dont il avait été témoin:

« Je n’allais jamais oublier cette scène -une jeune femme gémissant et geignant, les seins nus, le corps recouvert d’un mélange de suie et de transpiration. Deux hommes-médecine s’occupaient d’elle: le premier se tenait devant elle, il chantait et agitait un éventail fait de plumes d’aigles. Le deuxième était assis derrière elle, les manches retroussées, des veines apparentes aux bras… Les spasmes qui l’agitaient l’empêchaient de demeurer accroupie. Elle tentait d’attraper le tissu que l’on avait placé au-dessus de sa tête et l’homme qui se tenait assis derrière elle l’agrippait de toutes ses forces et la tirait vers lui pour la délivrer de ses douleurs (…) Le foetus était déjà mort. »

Ce type d’écrits contribua à l’adoption d’une posture ferme de la part des autorités médicales à l’égard du Peuple Navajo.

Les habitants de la réserve étaient tenus responsables de leur détresse: si les épidémies se propageaient, c’est parce qu’ils ne respectaient pas les normes d’hygiène préconisées par les membres du Bureau Of Indian Affairs.

S’ils étaient décimés par la tuberculose, si leurs enfants perdaient la vue, c’était à cause de leur confiance absolue en l’efficacité des hataali.

En d’autres mots, refuser la science blanche, c’était se comporter comme des sauvages ignorants et se condamner à une mort lente mais certaine.

En 1924, le Congrès lança une campagne de lutte contre le trachome. On estima que les Indiens, peu coopératifs, ne pouvaient être soignés avec du sulfate de cuivre.

Ce traitement était trop long et risquait d’être compromis par la difficulté d’établir un suivi avec ces populations.

Par conséquent, on encouragea l’ensemble du personnel médical en poste dans la réserve -qualifié ou pas- à exécuter des tarsectomies (Résection partielle ou totale du tarse des paupières). Des milliers d’opérations furent conduites sur des patients qui ne nécessitaient pas ce type d’intervention.

En 1927, un décret interdit la tarsectomie et l’on envoie l’ensemble des enfants malades dans une école située à Fort Defiance. Les parents ne peuvent s’opposer au départ de leurs enfants, pris en charge à des centaines voire des milliers de kilomètres de la demeure familiale.

A partir des années 1940 et 1950, à la suite des travaux publiés par les anthropologues et psychiatres Dorothea Leighton, Clyde Kluckhohn et Alexander Leighton sur le mode de vie des Navajo, les relations familiales et la sorcellerie, les médecins, notamment ceux du Public Health Service, prennent conscience de la nécessité de mieux comprendre les croyances navajo pour améliorer la relation patient-soignant et la qualité des soins délivrés.

 The Navajo leighton

 witchcraft

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