Rough Rock

A la fin des années 1960, la lutte pour l’autodétermination éducative rejoint le combat pour la transmission des savoirs rituels.

Plusieurs communautés dont -la plus célèbre- Rough Rock, ouvrent leurs propres écoles et collèges, libérés de la tutelle du Bureau of Indian Affairs et proposent un enseignement qui célèbre la beauté des savoirs traditionnels.

Le président de Rough Rock, Robert Roessel (l’époux de la femme-médecine Ruth Roessel) crée le premier programme d’apprentissage pour homme-médecine. Les hataali et les étudiants reçoivent une bourse qui leur permet de concilier leur activité salariale avec les obligations imposées par le programme.

Le père de Robert Roessel s’était installé dans le Sud-Ouest alors que Rob n’était âgé que de 11 ans. C’était un avocat qui défendait les intérêts territoriaux des Pueblo pendant les années 1930.

La fin des années 1960 marque le début d’une effervescence intellectuelle qui, s’inspirant des idées véhiculées par les mouvements de revendication des droits par les minorités dans le reste du pays, va révolutionner l’enseignement navajo.

Roessel-Bob-and-Ruth

Pour protéger la culture navajo, il faut d’abord préserver le langage et si possible, développer l’apprentissage du navajo écrit par les plus petits. En effet, transmettre aux plus jeunes, à l’aide d’un alphabet, une version écrite du navajo, langue oralisée, permettra de préserver les traditions rituelles. En effet, l’apprentissage du navajo assurera la pérennité des hataali. Ceux qui seront en mesure de comprendre les chants et les histoires sacrées transmises en navajo pourront peut-être à leur tour embrasser le métier de hataali.

Mais, pour assurer la continuité de la transmission des savoirs sacrés, l’équipe éducative de Rough Rock décide de moderniser les enseignements traditionnels. Il faut s’adapter au changement de mode de vie des Navajo. Ces derniers n’ont plus loisir d’étudier les chants et les cérémonies et d’assurer la subsistance de leurs familles en vivant de l’agriculture et de l’élevage des moutons comme le faisaient autrefois les hataali.

Ils sont contraints d’accepter un travail salarié. Par conséquent, le premier programme de formation pour hataali prévoit une rémunération et un échelonnement des enseignements qui permet aux futurs hommes médecine de conserver leur emploi salarié.

Navajo Studies and Navajo Curriculum Center, Rough Rock, 2006, photographié par Nausica Zaballos.

Navajo Studies and Navajo Curriculum Center, Rough Rock, 2006, photographié par Nausica Zaballos.

Les enseignants de Rough Rock décident également de réunir les témoignages des anciens, responsables politiques, éducatifs ou spirituels, susceptibles d’éclairer les jeunes Navajo quant aux conséquences ou dangers de l’acculturation.

Plusieurs recueils voient le jour aux Presses du Navajo Community College, université tribale qui, présidée par les créateurs de la Rough Rock Community School, vient compléter l’offre éducative navajo.

Les Stories of Traditional Navajo Life and Culture contiennent différents témoignages qui attestent des problèmes rencontrés par les patients navajo, décontenancés par l’autorité ou les techniques déployées par les médecins anglo.

Ainsi, Hoke Denetsosie se remémorait ses premiers contacts avec la médecine blanche dans le pensionnat où il avait été envoyé de force:

« Je découvris que j’étais myope pendant ma deuxième année d’internat à Tuba City. Je devais m’asseoir à proximité du tableau noir pour y voir clair. Je faisais aussi partie du groupe d’enfants qui attrapèrent la maladie des yeux appelée trachome. Il y en avait partout dans la réserve. Un spécialiste des yeux nous rendit visite mais à cette époque, il n’y avait pas de traitement médicamenteux pour guérir cette maladie. Les médecins déchiraient les paupières abimées, ce qui était très douloureux (…) Ma vision fut endommagée et je dus porter des lunettes. Plus tard, cela me causa un handicap, m’empêchant de faire de la compétition alors que j’étais bon en course. » [1]

trachauma

Les témoins sélectionnés prônaient certes les bienfaits d’un mode de vie fondé sur le respect de la tradition mais ils n’étaient pas moins représentatifs d’une certaine réussite navajo au sein du monde blanc.

En effet, Hoke Denetsosie, avait été employé dans différentes agences tribales ou gouvernementales. De 1960 à 1964, il travailla au Bureau of Reclamation, U.S. Department of the Interior. Il était chargé avec des photographes et d’autres dessinateurs de rendre compte par ses croquis de l’avancée du projet de construction du barrage de Glen Canyon.

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Glenn Canyon photographié en août 2011.

Mais, si les anciens Navajo s’exprimant dans les livres édités par les presses navajo constituaient des exemples d’une insertion professionnelle réussie dans la monde des Blancs, ils n’en oubliaient néanmoins pas leurs racines.

L’enseignement dispensé à Rough Rock insistait sur la transmission des histoires sacrées, comme la naissance des Jumeaux qui délivrèrent la Terre de ses monstres:

« Il y a très longtemps, Femme Changeante (également connue sous le nom Femme Coquillage Blanc) mit au monde deux garçons -des jumeaux- au sommet de Gobernador Knob. Cela se passait pendant la période des Monstres. Les créatures dévoreuses d’hommes menaçaient le Peuple. (Des ruines des anciens sont visibles à travers toute la réserve et d’autres endroits à l’extérieur.) Les êtres sacrés se réunirent en conseil pour discuter des moyens de se débarrasser des Monstres. C’est pourquoi Femme Changeante est née-afin qu’elle puisse donné vie à deux grands combattants qui pourront détruire les monstres. Elle éleva ses enfants dans un petit hogan, caché dans un repli de la terre, sous un rocher plat, à l’abri des regards, afin de les protéger. C’est pourquoi nous avons encore aujourd’hui des caves pour conserver nos aliments périssables et nos récoltes. Femme Changeante fut enceinte pendant neuf mois avant la naissance des Jumeaux. C’est pourquoi lorsque le Peuple de la Surface fut façonné, on décréta que les femmes devaient être enceintes pendant neuf mois (…) Ses enfants garçons restèrent à l’abri sous terre dans un hogan et, le douzième jour, lorsque leur mère vint les nourrir, ils marchaient. Aujourd’hui, il faut attendre douze mois avant qu’un enfant ne puisse marcher, mais le chiffre 12 est toujours vrai. » [2]

L’enseignement dispensé à Rough Rock insistait également sur le développement des capacités physiques des jeunes Navajo. Confrontés aux méfaits du diabète, du surpoids qui commençaient à toucher les habitants les plus jeunes, anciens et enseignants rappelaient la dimension holiste de la spiritualité navajo. Si les cérémonies avaient le pouvoir de guérir des maux contre lesquels la médecine blanche était impuissante, corps et esprit ne faisaient plus qu’un et le Navajo se devait de respecter les enseignements qui avaient autrefois fait des Navajo un Peuple vigoureux et athlétique.

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Deescheeny Nez Tracy affirmait :

« Dans les maisons, les réfrigérateurs sont remplis de  boissons gazeuses et de Kool-Aid. Nos enfants restent assis devant la télévision et passent toute la nuit à boire des litres de boissons gazeuses. Quand le matin arrive, ils veulent dormir jusqu’à midi. Voilà leur conception de la vie. On entend rarement parler d’une personne courant à l’aube, hurlant à pleins poumons, pas plus que l’on entend les cris qui résonnent lorsque l’on plonge dans l’eau glacée ou que l’on se roule dans la neige. Seuls nous parviennent les hurlements des radios et des chaînes stéréo. Qui doit-on blâmer ? L’homme blanc fabriqua ses inventions ». [3]

De 1968 à 1983, l’école reçu des fonds du National Institute Mental Health (organisme géré par le Public Health Service) afin de développer le programme d’apprentissage destiné aux futurs chanteurs. A la suite de l’expérience de Many Farms, des psychiatres américains affirmaient qu’ils étaient convaincus de la nécessité de faire marche arrière dans le processus d’assimilation pour résoudre les problèmes sanitaires et sociaux des habitants de la réserve. L’acculturation contribuait à l’apparition de troubles psychiques et physiologiques.

Extrait du microfilm 643, American Indian Oral History Collection, 1967-72, docteur Robert L. Bergman, directeur du Mental Health Program, interviewé à Window Rock le 1ier juillet 1970.

Joel Bernstein : « Pourriez-vous nous dire quel est le problème mental qui affecte le plus les Navajo? »

Robert L. Bergman : « Les hommes blancs. »

Joel Bernstein : « Et comment cela se manifeste-t-il? »

Robert L. Bergman : « La manière la plus simple de résumer tout cela serait d’affirmer que la tradition est en voie de disparition. Le bureaucrate blanc, le missionnaire et le trader et que sais-je encore, savent exactement ce que doivent faire les Indiens et ils s’efforcent de l’expliquer de manière très charitable aux Indiens…et c’est ce qui pose problème aux Indiens. »

Thomas Clani affirmait dans les années 1970 :

« Nous devons conseiller davantage nos enfants. Nous ne voulons pas qu’ils apprennent les mauvaises manières de vivre, et nous devons utiliser plusieurs méthodes pour qu’ils nous accordent leur attention et nous écoutent (…) Nous devons contrôler nos enfants. Nous sommes conscients que la plupart de nos enfants ne connaissent pas leur culture, leur religion ou leur langue maternelle. C’est pourquoi des cours d’études indiennes sont offerts proposés au Navajo Community College [Diné College].

Nous devons pas être une imitation de l’homme blanc ou de quelque chose de différent de nous. Un Navajo DOIT ETRE UN NAVAJO. Il doit être ne mesure de s’adresser à son Peuple et de se faire comprendre. Un jour, il se trouvera seul parmi les siens et il devra pouvoir s’exprimer sans difficultés. Il peut aussi, par ailleurs, se mouvoir dans le monde anglo. Avec de l’éducation, cela ne lui posera pas de problème. Ainsi, l’éducation et l’entraînement lui permettront d’être à l’aise dans les deux mondes: navajo et anglo. » [4]

Aujourd’hui, Rough Rock Community School existe toujours. Son fondateur, Bob Roessel, est décédé le 16 février 2006, à l’âge de 79 ans, des suites d’un cancer.

La Nation Navajo a rendu hommage à une grande figure de la transmission des savoirs sacrés. Plusieurs articles et célébrations lui ont été consacrés.

L’ancien président de la Nation Navajo, Peterson Zah, s’est exclamé :

« C’était un non-Indien mais je crois qu’il l’ignorait. Il était plus Navajo que beaucoup de Navajo. »

Le président du Diné College, Ferlin Clark, affirma :

« Son esprit était beau, sacré comme nos quatre montagnes, nos quatre directions et nos quatre vents. Il nous réconfortera à travers le soleil levant, les étoiles et le bel arc-en-ciel. »

Walter Sandoval, résident de Lukachukai, insista sur les efforts réalisés par Robert Roessel pour faire prendre conscience aux Navajo de la nécessité de préserver les traditions ancestrales :

« Il apprit nos traditions, et un jour, nous fit face en nous montrant comment apprendre nos traditions, comment savoir qui nous étions. Il enseigna cela à nos enfants qui purent obtenir des diplômes. Il ne fut pas uniquement l’éducateur de quelques familles mais de toutes la Nation Navajo. Il éprouvait du respect et de la compréhension pour notre mode de vie. C’est grâce à lui que l’on se souvient de nous et que l’on nous respecte. »

 [1] Hoke Denetsosie, Stories of Traditional Navajo LIfe and Culture, Navajo Community College Press, 1977, page 94.

[2] Deescheeny Nez Tracy in Johnson H. Broderick., ed. Stories of Traditional Navajo Life and Culture.  Tsaile, Ariz.: Navajo Community College Press, 1977, p.152-153.

[3] Deescheeny Nez Tracy in Johnson H. Broderick., ed. Stories of Traditional Navajo Life and Culture.  Tsaile, Ariz.: Navajo Community College Press, 1977, p.158-59.

[4] Thomas Clani, Stories of Traditional Navajo LIfe and Culture, Navajo Community College Press, 1977, pages 248-249.

 Pour plus d’informations:

  • article « An overview of the Rough Rock Demonstration School », Robert Roessel, Journal of American Indian Education, volume 7, numéro 3, mai 1968.
  • Robert Roessel-Navajo History1850-1923

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