Vie et mort d’un hôpital psychiatrique : Le Camarillo Hospital (1936-1996)

Août 2018. A la faveur d’une visite de la ménagerie du Jardin des Plantes avec mon fils Darius, je me suis souvenue de cette période de ma vie, pas si lointaine que ça, où j’étudiais l’histoire des sciences et des techniques au pavillon Chevreul qui hébergeait à l’époque le centre Alexandre Koyré, encore sous la tutelle du Muséum National d’Histoire Naturelle.

Ayant demandé et obtenu une disponibilité auprès de l’éducation nationale pour me consacrer pleinement à mes recherches, j’ai produit un mémoire de master 2 (sous la direction de Rafael Mandressi) qui tentait de démêler le vrai du faux au sujet du Camarillo Mental Hospital, un hôpital psychiatrique public californien.

28 Jan 1949, California, USA — The ward for aged women at Camarillo State Mental Hospital, California here shows scores of patients with sick minds are without beds. Many must sleep on chairs, or on cushions placed on floors. — Image by © Bettmann/CORBIS

Après avoir traversé le siècle et reflété l’évolution des pratiques thérapeutiques et éthiques, cet hôpital public avait été complètement démantelé, pour ériger une université flambante neuve, succombant ainsi au processus de désinstitutionnalisation, et devenant l’objet des plus folles spéculations, le travail de mémoire n’ayant pu se dérouler avec la destruction des anciens bâtiments, la perte de nombreuses archives, et l’éloignement des anciens patients/soignants.

Pour visualiser le powerpoint de mon intervention à l’EHESS le 23 février 2011 « Le Camarillo Hospital : un impossible travail de mémoire. », cliquez sur Le Camarillo Hospital impossible travail de mémoire.

Comme souvent dans mes recherches, ce qui m’intéressait c’était d’étudier à quel point la croyance – populaire, religieuse, sectaire, entretenue par des rumeurs, alimentées, ou au contraire, dénoncées par les media – peut entraver la transmission de savoirs ou l’exercice de pratiques scientifiques.

Dans mes années de formation, j’ai profondément été influencée par les écrits de Henry Louis Mencken, essayiste libre-penseur, pourfendeur de supercheries fondées sur la croyance religieuse ou ésotérique, grand opposant aux créationnistes à l’origine de l’inculpation de John Thomas Scopes qui avait osé braver l’interdiction d’enseigner les théories darwiniennes de l’évolution à ses étudiants. J’ai tenté de rendre hommage aux écrits de H.L. Mencken en retraçant dans mon ouvrage Crimes et Procès Sensationnels à Los Angeles la vie mouvementée de la prédicatrice Sœur Aimée qui avait mis en scène son propre enlèvement et que Mencken dénonçait comme une escroc mégalomaniaque. Le chapitre consacrée à Sœur Aimée, l’ancêtre des stars contemporaines des mega-churches nord-américaines, est téléchargeable en cliquant sur: LA-MYSTÉRIEUSE-DISPARITION.pdf.

14 February 1927, Aimee Semple McPherson, Library of Congress Prints and Photo division

Lors de colloques ou de séminaires, on a pu me reprocher d’être du côté des soignants. Loin de moi tout manichéisme. La croyance est partout, même dans la pratique médicale. Lors d’un séminaire d’histoire de la psychiatrie, je rapportais les propos emplis de fierté d’un chirurgien formé au Camarillo Mental Hospital dans les années 1950 qui se remémorait des techniques utilisées pour procéder à une lobotomie transorbitale : « One takes a thing that looks just like an ice pick and positions it right above the eye. Using a hammer, the pick is pounded into the skull. Then ping!! The bone breaks to let the ice pick slide easily into the patient’s brain. You then swing the pick back and forth, cutting the nerves that connect to the front of the brain. » [1]

Recueil de poèmes publiés par Lynne Stewart, ancienne patiente. « Prayer. » in Camarillo State Hospital : Snapshot of an Era. Lullu: 2007, page 38.

Pour ce médecin, nul doute qu’il accomplissait un acte thérapeutique nécessaire et surtout innovant. La croyance de l’époque était que la lobotomie, en rendant les patients plus calmes, était une avancée. Je me rappelle qu’en lisant ce témoignage, je me suis attirée les foudres d’une chercheuse en post-doc qui me reprochait de ne pas condamner ce médecin dans ma présentation. Or, je reste convaincue que pour être un historien digne de ce nom, il faut se garder de juger le passé selon les valeurs du présent.

Pour comprendre le passé, il faut tenter, à travers le dépouillement d’archives (de sources primaires mais aussi secondaires, d’articles de presse, trop souvent méprisés par les universitaires pur jus) d’identifier, de comprendre, d’accepter comme telles les mentalités du passé pour mieux les retranscrire puis les analyser via une démarche factuelle.

Au Camarillo Hospital, les tentatives d’évasion de patients psychiatriques sont nombreuses tout au long des décennies. Le Los Angeles Times s’en fait très souvent l’écho surtout lorsqu’elles s’accompagnent comme ici, en 1961, d’un kidnapping de personnel soignant ! Article du Los Angeles Times, 10 novembre 1961.

 

En réponse à une médecine héroïque, toute-puissante, fière de ses succès face à la tuberculose ou d’autres maladies qui décimaient autrefois des populations entières, a émergé d’abord en parallèle aux mouvements des consumers nord-américains, puis au sein d’autres mobilisations collectives en Europe, un savoir profane, également dit expérientiel et porteur de revendications émanant des patients. Si ce mouvement collectif s’est souvent construit en réaction aux erreurs thérapeutiques ou manquements éthiques d’une partie du corps médical, il me semble peu pertinent de tenter de penser une histoire de la médecine en adoptant une vision dichotomique, voire manichéenne des forces et luttes en présence.

Lors de nombreux colloques, j’ai tenté de mettre en lumière les expérimentations collaboratives (comme le programme de formation de guérisseurs navajo à Rough Rock défendu par le psychiatre Robert Bergman), ou les figures de passeurs (le franciscain Berard Haile) emblématiques de tentatives de compréhension mutuelle entre patients et corps soignant (à saisir au sens large du terme, englobant aussi ces professions à la fois à la marge et au cœur de l’institution médicale que peuvent être les travailleurs sociaux, les interprètes, les enseignants en milieu hospitalier etc…). Selon moi, le lieu de l’exercice de la médecine et de la construction du savoir médical (qui peut aussi être perméable à la spiritualité, aux croyances holistiques de patients et soignants) est un lieu de transmission : d’expériences, avant tout, et de pratiques dans un second temps.

Pour lire mon article « Histoire de l’offre de soin dans la réserve navajo : le rôle joué par les figures d’intermédiaires dans la diffusion des savoirs médicaux et rituels » présenté au colloque Histoire des Sciences par en bas (université du Maine, Le Mans, 5-7 juin 2013), cliquez ici : Article Le Mans vf2 (2).

Avec le Camarillo Mental Hospital, l’objectif était de montrer comment l’évolution des thérapeutiques (essentiellement punitives et coercitives dans les années 1940 et 1950,  médicamenteuses puis holistiques dans les années 1960 en pleine vague hippie californienne, comportementales dans les années 1970…) reflétaient des changements sociétaux plus larges, aux dimensions économiques et politiques évidentes. Favoriser l’émergence de consultations de jour, hors hôpital, ne résulte pas uniquement du désir de désenclaver les soins et d’offrir plus d’autonomie aux patients… Non, désinstitutionnaliser c’est aussi réaliser des économies sans parfois toujours offrir des solutions alternatives aux patients, comme ce fut le cas aux USA sous l’ère Reagan.

Dans un numéro de l’American Journal of Psychiatry, daté de septembre 2000, on rend hommage aux quatre pères fondateurs de l’économie de jeton, une technique de conditionnement behavioriste qui permettait de contrôler le comportement des malades, de les « dresser » en quelque sorte en échange de jetons pour manger, se laver, fumer ! (clockwise from the top left): Nathan Azrin, Ph.D., Gordon Paul, Ph.D., Leonard Krasner, Ph.D., and Teodoro Ayllon, Ph.D. Au milieu, la tour (Bell Tower) du Camarillo State Hospital.

Tableau des « amendes » et des renforçateurs positifs utilisés au Camarillo Mental Hospital. On the Development of a Token Economy Mental Hospital Treatment. Halsted Press : 1976, page 56, 57.

Mes directeurs de mémoire et plusieurs enseignants du laboratoire auquel j’étais rattachée m’encouragèrent à publier mon mémoire -chose assez rare pour un texte produit en master. Jacqueline Carroy, directrice d’études à l’EHESS ne tarissait pas d’éloges :

« Il s’agit en somme de voir l’histoire du Camarillo sous l’angle de ce que Mauss aurait appelé un fait social total ou encore sous celui d’une micro-histoire qui réfracte, autour d’un lieu et d’une institution, l’histoire plus globale de l’antipsychiatrie et des politiques de la santé subséquentes à partir des années 1970, celle des controverses autour du caractère biologique ou social de la folie, celle des témoignages autour de l’internement, celle des conflits rémanents entre conceptions et pratiques thérapeutiques, celle des représentations « profanes» de la maladie mentale. NZ sait narrer et analyser l’enchevêtrement complexe de toutes ces histoires, avec vivacité et clarté, sans jamais perdre son lecteur, de façon toujours précise et étayée (…) L’un des intérêts, et non des moindres de ce travail, est en effet de s’intéresser avec une grande acuité aux entrecroisements de mémoires qui entourent le « passé qui ne passe pas » d’un lieu universitaire toujours hanté par ses anciennes fonctions asilaires (…) Ce travail de M2 a l’envergure, tant quantitative que qualitative (…) d’un ouvrage de très bonne tenue. »

Pour lire le rapport complet de Mme Jacqueline Carroy, cliquez sur :

rapport 1 rapport 2

Bref, le mémoire parut sous le titre Vie et Mort d’un hôpital psychiatrique : le Camarillo Mental Hospital chez un éditeur universitaire, il est d’ailleurs toujours disponible sur commande.

Le sommaire :

Emmanuelle Dal’Secco, journaliste pour le portail handicap.fr, publia un petit article au sujet du Camarillo Hospital  et j’eus droit à une recension dans une revue à comité de lecture rédigée par un post-doc de près de 40 ans… Le ton, assez critique, me surprit, l’auteur étant proche des chercheurs qui avaient encensé mon manuscrit… peut-être n’avais-je pas cité les bonnes personnes ou les bonnes « chapelles » (car la croyance hélas aussi règne en maître suprême à l’université) ?… malgré une bibliographie de près de 17 pages !

Bref, anyway, j’ai décidé de partager la somme incroyable de documents inédits que j’ai accumulés sur cet hôpital mythique. Quant à l’analyse savante, eh bien, le livre est disponible dans une quarantaine de bibliothèques universitaires ou municipales de part le monde et on peut toujours l’acheter sur amazon ou fnac…

Les articles, photos, extraits sonores, caricatures, voire gravures seront ajoutés au fil du temps et surtout de mon temps libre… Enjoy !

Camarillo Mental Hospital circa 1938-1940

Camarillo Mental Hospital, 1949 postcard

Center (left to right)—State Architect George B. McDougall, Adolfo Camarillo, Governor Frank F. Merriam, Dr. Thomas W. Hagerty, Medical Superintendent; Harry Lutgens, Director of Institutions. From California Highways and Public Works, November 1936.

Le magazine daté de novembre 1936 peut être lu en cliquant sur : California Highways and Public Works, November 1936.

Inauguration de l’hôpital, 12 octobre 1936. All right reserved Broome Library, CSU Channel Islands and the California State Archive.

Men’s unit (south quad), Veranda of bell tower, Carl Gruener (circa 1935-1940), All right reserved Broome Library, CSU Channel Islands and the California State Archive.

1938-06/1940-04. Résidences des médecins. All right reserved California State Archives.

Texte et illustration extraits de l’ouvrage autobiographique They Call Them Camisoles, publié en 1940 par Lymanhouse d’après le texte de Wilma Carnes Wilson, une actrice de ballets aquatiques dans les années 1930. Elle fut internée à la demande de sa mère à la suite de nombreuses arrestations pour conduite en état d’ivresse. Un livre sur l’internement extrêmement drôle (donc rare) qui fournit de nombreuses indications sur le traitement de l’alcoolisme -surtout pour les femmes- pendant la décade post-prohibition.

 

Spectacle de marionnettes, 1958, Hagerty Auditorium, Camarillo Hospital. All right reserved Broome Library, CSU Channel Islands and the California State Archive.

Camarillo Hospital Staff in Front of Administration Building/Receiving and Treatment Building, pas de date précise, probablement dans les années 1970-1980. All right reserved Broome Library, CSU Channel Islands and the California State Archive.

Tableau utilisé pour passer commande de médicaments et autres produits pharmaceutiques, années 1970-1980

Pour devenir aide-soignant au Camarillo Hospital, il ne faut pas oublier de pratiquer ses exercices journaliers de développement personnel. Ici, une liste des vertus de l’aide-soignant idéal : écouter son instinct, pardonner un ennemi (…) écouter la pluie… !!!!

L’une des fresques réalisées par les patients avant la destruction de l’hôpital représentait Charlie Parker qui séjourna au Camarillo Hospital entre juillet 1947 et janvier 1947. En 1981, Al Levitt se souvenait : « Quand il était à Camarillo, nous allions le voir, parfois, après les concerts. Il y avait Charles Norris, un guitariste, Roy Porter, Chuck Thompson, Sonny Criss. Nous arrivions tôt, le matin, et on nous laissait le sortir. Nous apportions un sax et allions sur la plage, où nous faisions une jam session. Puis nous le ramenions. » Jazz Magazine, « Conversation avec Al Levitt », mai 1981.

Dans bon nombre de documents internes à l’hôpital, on recommande aux malades de développer une pratique religieuse, nous ne sommes pas aux USA pour rien. Ici, le message du pasteur.

Moebius, Robert E, Jones, Barbara, Liberman, Robert Paul.
« Improving Pharmacotherapy in a psychiatric hospital. » Psychiatric Services, vol. 50, n°3, mars 1999, Safety criteria for lithium, drug use evaluation monitoring form, Camarillo State Hospital and Developmental Center.

A l’automne 1955, grâce aux efforts du docteur Norbert I. Rieger, une nouvelle structure de soins dédiée exclusivement aux enfants âgés de 6 à 15 ans vit le jour. Le Children’s Treatment Center pouvait accueillir jusqu’à 170 patients. Bâti sur les contreforts des collines avoisinant l’hôpital, entouré de prairies verdoyantes, il se trouvait éloigné des services qui traitaient les patients adultes et il disposait de petits logements indépendants. Trois petits cottages furent créés afin d’accueillir jusqu’à 30 jeunes pensionnaires, la plupart d’entre eux étant hospitalisés à Camarillo pour des observations de 90 jours. Les enfants ayant été diagnostiqués psychotiques et logés dans l’ancienne structure pouvaient rejoindre les Children Units à condition que leur comportement n’indispose pas les autres patients. Des équipes pluridisciplinaires mobilisées 24h/24 furent chargées de veiller au bien-être des résidants. Au nombre des personnels soignants s’occupant des enfants, on comptait des professionnels de la médecine comme des psychiatres, des psychologues, des thérapeutes spécialisés dans la lutte contre les dépendances, des infirmières et des aides-soignants mais également des enseignants et des travailleurs sociaux. La plupart d’entre eux résidaient également sur le site, au sein du Camarillo Mental Hospital.

En 1986, l’hôpital engage deux architectes chargés d’améliorer le design et la disposition des Children Units. John Boerger et Mardelle Shepley, les deux architectes mandatés par le Camarillo Mental Hospital, souhaitaient concevoir des espaces qui atténueraient la sensation d’incarcération. Mais, ces nouvelles structures devaient être suffisamment sécurisées pour permettre le bon fonctionnement des différents services et assurer la protection des personnels soignants et des patients. Les architectes imaginèrent donc des lieux délimités par des cloisons transparentes. La transparence des murs favorisait la surveillance par le personnel hospitalier tout en permettant aux familles et à l’enfant de jouir d’une certaine forme d’intimité. Ces pièces, espaces privatifs insonorisés, constituaient aussi des lieux d’observation pour les psychiatres qui contemplaient, à distance, la gestuelle des membres de la famille et les comportements de l’enfant face à ses parents. L’usage de ces « bulles » pouvait être modulable à souhait selon l’imagination des personnels soignants. Ces chambres étaient également  utilisées comme aires de jeu pour la fratrie de l’enfant interné : les parents reçus par le psychiatre gardaient un œil sur le reste de leur progéniture jouant dans l’espace transparent. Avant et après conception de ces nouveaux espaces, les architectes demandèrent leurs avis aux jeunes patients en les invitant à dessiner leurs espaces.

Dessins d’enfants, extraits de Boerger, John. Shepley, Mardelle. « Mental Health Design : A Case Study. » Journal of Health Care Interior Design, vol.3, 1991.

Dans les années 1960, le Los Angeles Times rencontre la danseuse Trudi Schoop, formée à la clinique Burghölzli du docteur Eugene Bleuler à Zurich. Elle anime alors plusieurs cours de danse à destination des patients psychotiques. Ce fut un groupe de neuropsychiatres de l’UCLA qui recommandèrent à la direction du Camarillo Mental Hospital de l’embaucher.

« Dance Therapy Called Approach to Schizophrenic » DOROTHY TOWNSEND, Los Angeles Times, Feb 19, 1967.

Flyer, vers 1943.
Photo from the Danse Collection Danse (Canada):
http://www.dcd.ca/exhibitions/sutcliffe/schoop.html

Dans les annés 1970, Norbert I. Rieger, responsable de l’unité de soins dévolue aux enfants eut l’idée de créer une nouvelle catégorie de personnel, le Child Care Specialist.

Recrutés parmi les étudiants des universités de la région faisant du volontariat au sein du Camarillo Mental Hospital, ces nouveaux personnels eurent bientôt la possibilité de justifier d’un titre d’étude. En effet, en 1972, le Californian Lutheran College décida, encouragé par Norbert I. Rieger, de créer un master permettant de travailler avec des jeunes enfants souffrant de troubles mentaux. Norbert I. Rieger était persuadé que les hôpitaux psychiatriques ne constituaient pas un environnement favorable à la maturation affective et intellectuelle des enfants qui y étaient hospitalisés. Les jeunes patients reproduisaient sans cesse les mêmes schémas comportementaux à leur sortie d’hôpital, ce qui leur valait d’être ré-internés continuellement : « Parce que l’enfant n’apprend jamais à développer des relations saines avec des adultes dans un environnement familial stable, il ne cesse de reproduire un comportement erratique qui lui vaut d’être interné sans fin. » [1]

Au mois de septembre 1972, 8 étudiants du Californian Lutheran College reçurent leur diplôme de « child-specialists » au terme d’une scolarité de deux ans entrecoupée de stages pratiques au Camarillo Mental Hospital. Si l’enseignement dispensé leur permettait d’acquérir des notions de pédopsychiatrie, la formation reçue visait surtout à faire de ces jeunes adultes de « bonnes figures parentales de substitution » : « Le ‘child care specialist’ est supposé endosser le rôle d’un parent adoptif aux compétences étendues. Il est en mesure de prodiguer l’amour et la compréhension qui proviennent de bons parents et le savoir-faire que l’on acquiert par la pratique médicale. » [3] En 1972, au moment de la création des « child specialists », 160 enfants étaient hospitalisés dans la Children Unit. La plupart d’entre eux n’avait aucun avenir en dehors de l’institution psychiatrique qu’ils finissaient toujours par retrouver après avoir été promenés de familles d’accueil en familles d’accueil. Norbert I. Rieger citait ainsi le cas d’un enfant qui avait connu plus de 15 familles différentes.[4]

[1] Nelson, Harry. « Specialists in child care get new degree. », Los Angeles Times, 10 septembre 1972.

[2] « Parents warned about causing schizophrenia. » Los Angeles Times, 29 mai 1957.

[3] Nelson, Harry. « Specialists in child care get new degree. » Los Angeles Times, 10 septembre 1972.

[4] Ibid.

Plusieurs années après la fermeture de l’hôpital, des ex-étudiants se rappellent avec joie de leur participation au programme de bénévolat développé au sein des Children Units : « Nous arrivons à Camarillo et nous pénétrons dans le hall de l’hôpital. Nous attendons que l’on vienne nous chercher avec nos attributions. On m’indique la cour arborée où se trouve la personne avec qui je vais passer du temps. Je sors et c’est Calvin ! Je l’avais presque oublié. Il était assis sur un banc avec son cerf-volant. Et voici le moment qui est resté gravé dans ma mémoire jusqu’à ce jour, aussi intense aujourd’hui que lorsque cela se produisit. Calvin quitta son banc, courut vers moi, me prit par la main avec ses trois doigts et me regarda. Comme il ne pouvait pas parler ou communiquer réellement, il se contentait d’un regard et d’une caresse (…) Je compris à ce moment que parmi toutes les choses que j’avais faites, tous les objectifs que je m’étais fixés, les courses que j’avais gagnées, les bonnes notes que j’avais récoltées en anglais, aider cet autre être humain, être gentil avec ce garçon (…) était ce qu’il y avait à faire de mieux (…) et je compris à cet instant, pour reprendre les paroles de Keats que la bonté est la vérité et la vérité est la bonté. »[1]

[1] Craig Golding cité dans In Memory of Marvin Shagam. http://www.thacher.org/podium/default.aspx?t=204&nid=483423.

A l’automne 1970, deux syndicats représentant les intérêts des aides-soignants, le Communication Workers of America (AFL-CIO) et le California State Employees Association, contactèrent le Bureau des Personnels de Californie –le State Personnel Board-, organisme chargé de recenser tous les personnels actifs dans l’État afin de déterminer si le docteur Norbert I. Rieger, en recrutant des employés pour une fonction et des postes non répertoriés jusqu’alors, ne violait pas certaines régulations du droit du travail. Norbert I. Rieger avait auparavant obtenu du Department of Mental Hygiene le droit d’embaucher des étudiants afin qu’ils puissent suivre la formation de « child-specialists » qui serait bientôt reconnue des autorités médicales. Cependant, comme la catégorie de « child-specialists » n’existait pas encore officiellement, les étudiants avaient été officieusement recrutés comme enseignants. Les aides-soignants portèrent alors à la connaissance du State Personnel Board la contradiction entre les attributions officielles des nouveaux employés et les tâches qu’ils réalisaient au sein du Camarillo Mental Hospital. Dans un premier temps, les personnels s’étant plaint au State Personnel Board eurent gain de cause : le Department of Mental Hygiene décida de réaffecter les étudiants à des fonctions enseignantes au sein des structures éducatives de l’hôpital avec interdiction formelle d’endosser des responsabilités médicales ou de prodiguer le moindre geste pouvant être considéré comme un soin.

Une contre-enquête fut mandatée par la chambre des représentants de l’état. Dale E. Carter[1], émissaire de l’Assembly Subcommittee on Mental Health Services, conclut que les plaintes des aides-soignants étaient irrecevables et portaient atteinte aux droits et bien-être des jeunes patients. Carter défendit le programme en arguant que les autorités administratives internes et externes à l’hôpital, notamment le Department of Mental Hygiene, faisaient preuve de « petitesse d’esprit ». Selon lui, les syndicats ne défendaient que des intérêts égoïstes et non fondés.[2]

October 1971, Volume 10, Issue 4, Pages 661–672. « A PROGRAM FOR HOSPITALIZED PSYCHOTIC CHILDREN
Regular Attendance Away from the Hospital at a Community Nursery School. Peter E. Tanguay, M.D., Norbert I. Rieger, M.D., Lilo Sober, Stanley J. Leiken, M.D.

Norbert I. Rieger put également compter sur le soutien de nombreux parents qui adressèrent aux services de presse des courriers attestant du sérieux des travaux et expérimentations menées par le pédopsychiatre. Lois D. Glab, employé à la Paramount, affirmait ainsi qu’il espérait que son fils, autiste, ne soit pas négligé, à la suite d’une décision prise par un responsable du Department of Mental Hygiene solidaire d’un syndicaliste et méprisant les étudiants recrutés par le docteur Norbert I. Rieger : « L’empathie et le dévouement du docteur Rieger pour les jeunes patients ne trouve pas son pareil au sein de l’hôpital (…) J’espère que mon fils et les autres enfants comme lui ne seront pas victimes de négligence parce qu’une personne au sein du Department of Mental Hygiene à Sacramento préfère à de jeunes spécialistes récemment diplômés des individus membres d’un syndicat. »[3] Le docteur Norbert I. Rieger se tailla une réputation d’électron-libre, peu soucieux des ordres émis par sa hiérarchie. Il reconnaissait lui-même avoir plusieurs fois contourné les règlements de l’hôpital et ceux du Department of Mental Hygiene : « Les meilleurs programmes menés au sein de notre centre ont été réalisés sans en avoir informé la direction qui, de toute façon, ne nous a jamais accordé son soutien. Nous avons dû enfreindre le règlement administratif, nous avons dû mépriser certaines directives, parfois de manière ouverte ou plus dissimulée, afin de mettre en œuvre les programmes les plus pertinents. » [4]

Cependant, malgré l’opposition des personnels et les appréhensions de ses supérieurs, le docteur Norbert I. Rieger réussit à faire accepter son programme de formation pour « child-specialists. » Il parvint également à imposer sa conception de la pédopsychiatrie au Camarillo Mental Hospital. Les collaborations avec des intervenants extérieurs se multiplièrent dans les années 1970 et les thérapeutiques, jusqu’alors peu dynamiques, firent place à des soins spécialement conçus pour faciliter l’éveil et la maturation intellectuelle et sociale des enfants et adolescents soignés au Camarillo Mental Hospital.

[1] Carter, Dale E. A client oriented system of mental health service delivery and program management: a workbook and guide. Philadelphia : Graphic Communications Department, Eastern Pennsylvania Psychiatric Institute, 1975.

Prerequisite decisions for establishing a system for mental health service management : a workbook and guide. Philadelphia : Graphic Communications Department, Eastern Pennsylvania Psychiatric Institute, 1974.

[2] Nelson, Harry. « Doctor runs afoul of State Board, Unions. » Los Angeles Times, 30 décembre 1970.

[3] « For Autistic Children » Courrier de Lois D. Glab aux éditeurs. Los Angeles Times, 7 janvier 1971.

[4] Nelson, Harry. « Doctor runs afoul of State Board, Unions. » Los Angeles Times, 30 décembre 1970.

[1] in Joel Braslow, Mental Ills and Bodily Cures, University of California Press, 1997, page 11.